Au bagne d’Albert Londres

« Les bons, les mauvais, les brutes, les brebis perdues, nous tournons tous, ici, dans un cercle vicieux. Nous n’avons plus de boulets aux chevilles ; mais, sitôt que nous battons de l’aile pour nous élever, une corde invisible nous ramène au fond du trou. A part le feu, nous sommes bien les damnés que représentent les images catholiques. Entendez-moi. Je ne dis pas que je sois venu ici sans motif. Mais je n’étais pas foncièrement mauvais quand j’accomplis mon premier voyage en Guyane (il sourit) à dix-huit ans. J’avais tiré un coup de feu sans résultat et volé mille francs. Cela ne valait pas une pension de l’État, mais n’était qu’un geste. […] Songez que moi (il me désigne son matricule), je suis le 27.307. Un très vieux cheval ! On en est maintenant à 47.000. […] Le bagne n’est qu’une machine à faire le vide. Et cette machine coûte quatorze millions par an à la France. On ne peut pas commander au paludisme. »

En 1923, Albert Londres est déjà célèbre quand il décide d’enquêter sur le pénitencier de Guyane. Près de sept mille condamnés, surveillés par six cents fonctionnaires, vivent à Saint-Laurent-du-Maroni et sur les îles du Salut. Les conditions de vie des bagnards, telles qu’il les découvre et telles que son talent les restitue dans leur cruauté, ne sont alors guère connues. La publication de l’enquête dans Le Petit Parisien s’achève par une lettre ouverte au ministre des Colonies. Ce reportage connaît d’emblée un retentissement considérable, et sa force sera si grande qu’en septembre 1924 le gouvernement décidera la suppression du bagne.

Moi qui ne lis pratiquement que des romans, je découvre en ce début d’automne mon deuxième reportage au format livre. Après un voyage au Liberland me voilà partie aux côtés d’Albert Londres, célèbre journaliste du début du XXème siècle, dans le climat moite de la Guyane, à la rencontre des bagnards et des libérés contraints de coloniser un pays dont ils ne voulaient pas, dans la maladie, la misère et la cruauté. L’écriture d’Albert Londres mêle astucieusement le récit au factuel, pour un vrai régal de lecture. En quelques pages, nous nous révoltons du châtiment infligé à des hommes qui pour certains, ne l’oublions pas, ont tué sans pitié. Malheureusement le bagnard se retrouve bien souvent là plus pour cause de malchance que par justice, et pour un malencontreux bout de pain volé atterrit dans la fange au bout du monde. Un reportage à lire et à découvrir, tant pour les absurdités de l’administration qu’il met en exergue – et en gardant à l’esprit qu’à l’heure actuelle les conditions dans les prisons françaises sont désastreuses – que pour l’habileté d’Albert Londres à le raconter.

« Ce Marcheras, matricule 27.307, était en Guyane depuis vingt-huit ans. Souvenez-vous, c’est ce forçat qui, au cours d’une de ses évasions, avait visité les bagnes d’Amérique, afin de « comparer ». En restant honnête, trouverai-je toujours du travail et du pain ?… Je l’espère. Dans mes instants de marasme, dans les jours de détresse, je jette un regard sur mon fusil chargé et sur mon macheta qui coupe comme un damas… Il ne tiendrait qu’à moi de devenir relativement riche en quelques instants mais je réserve mon plomb pour le gibier qui vient se placer dans mon champ de tir. Je suis heureux, puisque libre. Si je puis rester où je suis, j’y resterai, c’est un pays qui ne manque pas de charme : un petit rio glougloute à quelques pas de mon rancho, les montagnes sont proches et la brousse m’environne ; les habitants sont frustes, mais bons.« 

Albert Londres est un reporter français né en 1884 et mort en 1932. Il est une figure du grand reportage et du journalisme engagé (un prix porte par ailleurs son nom). Il dénonce les folies du bagne, du sport (et notamment du cyclisme), des asiles psychiatriques, etc. Il mourra lors d’un incendie sur un bateau le ramenant de Chine.

216 p., Éditions Arléa (2021).

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