C’est moi qui éteins les lumières de Zoyâ Pirzâd

« Artush embrassa les jumelles : « Ce n’est pas une mauvaise idée. Émile et moi, nous ferons une partie d’échecs. » En sortant de la cuisine je ne pus m’empêcher de penser : j’aurais dû jeter le pion noir à la poubelle.
Je ne sais plus si j’avais fermé la porte derrière moi. J’enfilai l’allée, ouvris le portillon et au lieu de traverser la rue, je longeai le caniveau jusqu’à la place du quartier.
J’étais très énervée. A cause de Nina qui m’avait forcée à organiser ce dîner pour, selon son expression, arranger la rencontre d’Émile et de Violette ; pour Alice qui ne pensait qu’à elle ; ma mère qui ne pensait qu’à Alice ; les enfants qui étaient tout heureux, et Artush qui ne pensait qu’à son jeu d’échecs. Pourquoi personne ne pensait à moi ? Pourquoi personne ne me demandait ce que je voulais ?
Mon côté affectueux demanda : toi qu’est-ce que tu veux ? Je lui répondis : je voudrais être seule quelques heures par jour. J’aimerais parler avec quelqu’un de ce que j’aime. Mon côté critique me prit au mot : tu veux être seule, ou bien parler avec quelqu’un ?
En passant près d’un eucalyptus, je tendis la main pour arracher une feuille. Je la froissai pour en sentir l’odeur. Je fis quelques pas. Jetai la feuille dans le caniveau. « J’aimerais savoir quelle décision le héros du roman de Sardou va finalement prendre », dis-je en faisant un bon en arrière pour éviter de justesse une grenouille morte qui gisait sur le trottoir. Elle avait probablement été écrasée par une grosse roue. « Maudite ville, grommelai-je, ses grenouilles, ses lézards, ses serpents d’eau, morts ou vifs. » »

Clarisse est d’une simplicité de cœur qui la rend spontanément attachante. Autour de cette héroïne malgré elle gravite tout un petit monde : un mari ingénieur, deux adorables et malicieuses jumelles, Armen, le fils vénéré en pleine crise d’adolescence, une sœur à marier un peu revêche, et la vieille mère qui règne sur la maisonnée, dans le quartier arménien d’Abadan.
Pourtant la très modeste Clarisse va bientôt révéler sa vraie nature de personnage tchekhovien quand de nouveaux voisins viennent bouleverser l’équilibre affectif de notre femme invisible…

Une très jolie découverte que cette plume iranienne au style épuré et au ton juste qui m’aura emmenée pour quelques temps dans le quotidien d’une famille arménienne d’Iran. Pour être plus précise nous suivons surtout Clarisse, mère prévenante, femme attentionnée, sœur présente et fille respectueuse, dont la vie au jour le jour suit son cour sans débordement ni fantaisie jusqu’à l’installation de nouveaux voisins. Les certitudes de la jeune femme qui semblait si tranquille flanchent et comme l’ennui sait si bien le faire, le moindre détail devient le lieu d’interprétations troublantes et la réalité perd soudainement toute vraisemblance. Une douce parenthèse à lire, quand soudainement les habitudes sont bouleversées pour quelques instants presque fantasmés.  

Le roman démarre tout en légèreté, pas de vagues, pas d’éléments perturbateurs, le doux ennui du quotidien. Je me suis même demandée où nous pouvions bien aller ainsi. J’ai cru également m’ennuyer. Puis je me suis laissée envelopper dans le réconfort des habitudes sans surprise, une routine bien huilée, notre héroïne s’interroge un peu parfois, mais son foyer impeccable est rassurant. Alors quand Émile, madame Simonian et Émilie prennent lentement une place de plus en plus grande au sein de la famille de Clarisse, on s’inquiète, on fantasme, on se perd un peu, on doute, on se révolte intérieurement, on espère, on s’invente une idylle. Est-ce réellement arrivé ? Ou était-ce seulement un songe façonné par l’ennui ? Zoyâ Pirzâd sait décrire le quotidien et les relations avec adresse : d’un côté chacun seul avec ses propres émotions et son égoïsme machinal ; de l’autre une famille dans laquelle les sentiments de chacun affectent inéluctablement chaque membre à sa manière.
L’autrice sait également mêler habilement des éléments culturels à ce récit du quotidien : être arménien en Iran, être une femme, être engagé politiquement, trouver sa place quand notre identité est cosmopolite et toute en contrastes. Je me suis régalée de ce roman sans prétention, un récit humble et fort, pour un petit voyage introspectif et déroutant au sein d’une famille presque sans histoire.
Je vous avais déjà un peu évoqué les éditions Zulma, une maison à ne pas manquer pour une découverte d’une littérature étrangère merveilleusement bien écrite et atypique et pour le graphisme subjuguant des couvertures.

Romancière et nouvelliste, Zoyâ Pirzâd est née à Abadan d’un père iranien d’origine russe et d’une mère arménienne. Elle compose, d’ une œuvre à l’autre, un kaléidoscope de la vie en Iran – du point de vue des femmes –, et bien au-delà, de la vie tout court.

288 p., Éditions Zulma (2011 pour la traduction française), traduction de Christophe Balaÿ, titre original : Cheragh-ha ra man khamush mikonam.

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