Le peintre dévorant la femme de Kamel Daoud

« La plage est le lieu du nouveau temple, l’espace de résurrection du corps après des millénaires de mort. C’est aussi un enjeu, un champ de bataille des idées, des visions théologiques, des radicalismes de notre époque. La plage devient métaphore de notre siècle. Comme l’a été la Vallée sacrée, le Continent perdu, la Terre promise, l’Ile du naufrage. Elle résume un peu la grande bataille des idées de notre ère. Elle a de l’éternité le don d’offrir l’apesanteur, de s’offrir au corps puis d’en alléger la présence dès qu’on entame l’eau. La houle y rythme le temps. Le sel y dément la mort car, dès qu’on plonge, on ne meurt pas, on ouvre les yeux dans le flou, on goûte le sel, on convoque tous les muscles de son corps dans cette prière de l’effort. Tout le ciel repose sur l’échine des passants. Un Au-delà qui n’impose pas la décomposition de l’organisme. Une simple éternité que l’on traîne comme une serviette. Même quand la nuit vient, rien ne change sauf les mesures des lieux. La mer s’enfonce en elle-même, dans une carapace obscure d’étoiles, le sable devient gris et phosphorescent, le corps prend froid, sa précarité est traversée de frissons mais il n’est pas sommé de mourir. Juste d’attendre le retour du soleil, d’allumer un feu de bois, regarder la voûte. »

Invité à passer une nuit dans le musée Picasso à l’automne 2017, alors qu’y était présentée l’exposition Picasso 1932, année érotique, Kamel Daoud en a tiré un récit dans lequel il confronte les représentations que peuvent avoir du corps, du désir, de la nudité, de l’amour, du plaisir ou de la liberté, un artiste et un djihadiste. Il crée ainsi le personnage d’Abdellah, fondamentaliste chargé de détruire les toiles de Picasso parmi lesquelles il déambule, mis au au supplice tant elles remettent en cause sa façon de considérer le monde et l’Autre. L’art peut-il guérir un homme de la violence, le conduire à préférer le désir de la vie ici-bas plutôt que de fantasmer la félicité de l’au-delà ?

Kamel Daoud nous propose un véritable voyage dans les toiles de Picasso, plus spécifiquement l’année 1932, durant laquelle le maître tombe amoureux de la jeune Marie-Thérèse. Au travers des toiles érotiques présentées, l’auteur nous dessine deux pensées en parallèle : sa vision d’artiste, imprégnée de la culture occidentale, qui décrypte notre rapport au sexe, au corps, au désir et la vision d’un djihadiste imaginaire, qui n’aurait qu’un souhait, détruire ces toiles dérangeantes. Un récit parfaitement bien amené, une réelle réflexion sur le rapport au corps dans les cultures occidentale et orientale et une plume poétique et envoûtante !

« Je conclus aux premières heures de la nuit sacrée, aux toiles des premiers mois de 1932 : le baiser est la preuve que tout amour est cannibalisme. La salive y est le premier sang. On y a adjoint le verbe embrasser pour en atténuer la morsure.« 

Je ne peux que vous recommander de laisser Kamel Daoud vous guider à travers les toiles du musée Picasso. J’ai passé en le suivant un moment à la fois tendre et poétique, mais aussi violent et cruel, qui amène à réfléchir et remettre en question notre rapport au désir, notre envie du corps de l’autre. J’ai particulièrement apprécié le passage sur nos comportements à la plage, sur nos ressentis, toute la sensualité qui se dégage d’un simple après-midi passé à laisser le soleil, le sel, le sable, la mer, les nuages parcourir et effleurer notre corps. L’auteur parvient, en alternant les visions de Picasso et celles d’Abdellah, à nous déconcerter : avec Picasso le désir est étalé au grand jour, le corps est magnifié, on ressent l’envie de jouir de l’autre avec rage ; avec Abdellah cette nudité au grand jour blesse le regard, elle doit être cachée, détruite, il faudra attendre l’Au-delà pour jouir de cette beauté. Des parallèles au mythe de Robinson et Vendredi sont régulièrement proposés, et un renversement de ce qui fut est souligné : « La hiérarchie doit être rétablie et elle l’est par la suprématie de l’habillé sur le nu, à l’époque de Defoe. Aujourd’hui, l’ordre se déplace : le nu est civilisé, l’habillé est barbare. » Quand nous ressortons du musée, au petit matin, avec Kamel Daoud, il nous semble avoir fait un voyage érotique, sensuel, féroce au milieu des tableaux et au travers de cultures bien différentes. J’ai été tentée à quelques reprises de rechercher les toiles décrites afin de mieux me les représenter mais cela n’est pas forcément nécessaire. Une très belle lecture originale et captivante !

Écrivain et journaliste algérien, Kamel Daoud a été lauréat du prix Goncourt du Premier roman pour son ouvrage Meursault, contre-enquête, un pendant de L’Étranger d’Albert Camus.
Très engagé, ses réflexions sur l’islam et le Coran, lui ont valu d’être victime d’une fatwa en 2014.

Un livre à lire en parallèle d’Il y a un seul amour de Santiago H. Amigorena, écrit lui aussi après que l’auteur ait passé une nuit au musée Picasso.

158 p., Babel (2020), Première édition Éditions Stock, collection Ma nuit au musée (2018).

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