
« Électrocutée. Écrabouillée. Désintégrée. Assiégée par une armée d’êtres étranges, maquillés d’un mélange fameux de poussière, de larmes et de sang sortant de partout et de nulle part. La ville ressemblait à un théâtre de revenants. »
« La petite a toujours été d’une telle ironie. C’était sans doute dû à ces livres qu’elle n’arrêtait pas de dévorer toute la sainte journée? Comment pouvait-elle m’aimer, moi ? Personne ne m’avait dit pareilles choses avant. Voilà qu’elle me le disait au moment de la fin. »
« Et moi tout ce que j’aimerais, ai toujours voulu, c’est de me retrouver sur une autoroute infinie dans un bus qui roule, roule avec la mer qui défile devant mes yeux sans la moindre certitude que cela va s’arrêter un jour. »
Les Immortelles, ce sont les prostitutées de Port-au-Prince. L’une d’elles prend à parti l’inconnu monté la voir au bordel. Apprenant qu’il est écrivain, elle lui propose un marché : contre son corps, écrire l’histoire des putains défuntes, emportées par le séisme sous les décombres de béton. D’une surtout : la petite, la fugueuse Shakira venue sous son aile un jour dans la haine de sa bigote de mère. De la belle et orgueilleuse Shakira toute pénétrée d’une passion dévorante pour Jacques Stephen Alexis, l’immense écrivain qui fait battre le cœur d’Haïti. Shakira la révoltée devenue le plus convoitée des putains de la Grand-Rue.
Port-au-Prince, quelques temps après l’effroyable séisme de 2010, un écrivain raconte la vie des prostituées de la Grand-Rue. Une plume entre slam et poésie, un récit très court et très intense, où chaque mot est lourd de sens, où chaque phrase nous transporte. L’alternance des points de vue est finement menée. Je me suis sentie écrivain dont le devoir est de perpétuer la mémoire, amie qui coûte que coûte retrouvera ce fils, jeune fille en conflit avec sa famille, mère désespérée. Un vibrant hommage à celles que l’on surnomme les Immortelles car « La petite. Elle le disait souvent. Les personnages dans les livres ne meurent jamais. Sont maîtres du temps. »
Cette lecture a été pour moi la découverte d’un auteur, d’un style et de l’histoire d’une ville. Les mots de Makenzy Orcel, bruts et poétiques, racontant le sexe pour survivre et l’amour passionnel, le drame du séisme et la vie qui se poursuit, donnent voix à tout un monde que l’on entend trop peu. Un monde où se mêlent la crasse, la littérature, les corps qui se mêlent, la défiance, la passion et le courage. Le point de vue adopté, la prostituée parlant à l’écrivain, fonctionne à merveille. Je me voyais le stylo à la main, écoutant les mots de cette femme forte, perdue, blessée mais déterminée. J’ai relu certains passages à plusieurs reprises pour en saisir tous les sens et la magie des mots qui opère avec audace et humanité. Il m’a semblé lire un fragment de vie, un assemblage de petits poèmes pour conter ce qui ne doit pas être oublié. C’est un premier roman fort, bouleversant, qui amène à penser de nombreux sujets : vivre dans un pays où même après 10 jours les secours ne peuvent intervenir, vivre dans la rue et trouver refuge dans la lecture, vivre de la prostitution, vivre dans une famille où l’on étouffe, vivre éternellement dans les mots posés sur le papier. Et une fois la lecture terminée, comme une envie que le plus grand nombre lise ce court récit pour que Shakira et toutes les autres prostituées de la Grand-Rue atteignent l’immortalité. Une première entrée dans la littérature haïtienne, au fil des mots de Makenzy Orcel et l’envie forte de découvrir d’autres romans de cet auteur à la plume atypique !
Les Immortelles est le premier roman de l’écrivain haïtien Makenzy Orcel. Il a depuis écrit cinq autres romans dont L’empereur paru en 2021 aux Éditions Rivages. Il a également écrit plusieurs recueils de poésie.
134 p., Éditions Zulma (2012), Éditions Mémoire d’encrier pour la première édition (2010).
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