
« tu n’es pas notre fille au sens biologique du terme, l’informa son père au cours du déjeuner de son seizième anniversaire (c’était le moment idéal)
elle avait été déposée dans un berceau sur les marches d’une église
ils avaient attendu qu’elle soit en âge de comprendre
un abandon mystérieux sans attestation, sans un mot, aucun indice, rien
ils avaient essayé pendant des années de concevoir leur propre enfant, en vain, ils l’avaient trouvée dans un orphelinat, l’adoption était facile à l’époque, ils avaient signé des papiers et l’avaient emmenée chez eux
ce qu’ils n’ajoutèrent pas, c’est qu’ils l’aimaient, une chose qu’ils ne lui avaient jamais dite […]
or
ils poursuivirent sur un ton normal, malgré les larmes qui dévalaient son visage […]
ils étalèrent leurs serviettes extraites de leurs ronds en bois gravés à leurs noms
ils mangèrent les côtelettes d’agneau, les pommes de terre et les petits pois d’excellente qualité des déjeuners du samedi
se passant la sauce
se passant le poivre
se passant le sel »
Amma, Dominique, Yazz, Shirley, Carole, Bummi, LaTisha, Megan devenue Morgan, Hattie, Penelope, Winsome, Grace.
Il y a dans ce livre plus de femmes noires que Bernardine Evaristo n’en a vu à la télévision durant toute son enfance. La plus jeune a dix-neuf ans, la plus âgée, quatre-vingt-treize. Douze femmes puissantes, apôtres du féminisme et de la liberté, chacune à sa manière, d’un bout de siècle à l’autre.
Foisonnant, symphonique, écrit dans un style aussi libre et entraînant que le sont ses héroïnes, le roman de Bernardine Evaristo poursuit son titre : fille, femme, autre…
Douze récits s’entremêlent, se répondent, riment et raisonnent. Douze vies s’épaulent, s’opposent et font la ronde. Chacune des douze est en quête et en conquête, de place, de classe, de traces, d’elle-même, des autres, de cet autrui en elle qui a déjà traversé maintes frontières, et a le front de vouloir encore exploser celles qui restent.
Il est rare que je commence mes chroniques ainsi mais ce livre a été pour moi une magnifique découverte. Rencontre avec une auteure, plongée dans un style d’écriture poétique et terriblement réaliste, entrée dans le monde des femmes noires et métisses. Un chapitre, le parcours d’une femme, seulement quelques pages et pourtant l’impression forte d’avoir pu faire connaissance en profondeur. De nombreux sentiments mêlés : rage, tristesse, admiration, respect, incompréhension, crainte, enthousiasme, bien-être. Ma lecture aura été intense pour se clore sur un épilogue qui m’aura beaucoup émue.
Être une femme n’est pas toujours facile, de nombreuses injonctions pèsent sur nous, des barrières se lèvent fréquemment et celles-ci sont bien plus hautes quand on est une femme de couleur, une femme qui se sent homme, un homme qui voudrait être femme. Ce roman aborde toutes ces questions dans leur complexité et leur subtilité au travers du récit de la vie de 12 femmes, sublimées par les mots de l’auteure et une syntaxe qui nous donne le sentiment d’incarner tour à tour ces filles pleines de force et de courage. Et cet autre qui peut être la fille qui devient femme, la femme qui cherche son identité loin des genres édictés, la femme noire dans notre monde occidental, la femme qui doit être mère, la femme qui veut se réaliser loin des préceptes qui lui ont été inculqués. J’ai eu un vrai coup de cœur pour LaTisha, mère-fille qui franchira les obstacles avec courage et apprendra de ses erreurs ; mais aussi pour Hattie, difficilement acceptée par sa mère, attachée à sa ferme et ses valeurs ; enfin pour Bummi que la vie n’a pas épargnée mais intelligente et sensible et qui se relèvera toujours. Le récit est savamment mené, les chapitres se font écho, nous n’adoptons pas le point de vue d’une héroïne, mais ceux de 12 femmes, mères, filles, amantes, grand-mères, intelligentes, créatives, amoureuses, malheureuses. Quand l’une peut nous sembler réprimandable dans un chapitre il suffit d’entrer quelques pages dans sa vie au chapitre suivant pour comprendre qu’il ne faut pas juger trop durement. A la fin de ma lecture il m’a semblé avoir vécu 12 vies, je me suis sentie à la fois étourdie de tant de belles personnes rencontrées et riche de tous ces récits. Mais je ne vous en dévoile pas plus et ne peux que vous inciter à vous laisser porter par la plume de Bernardine Evaristo !
Bernardine Evaristo habite à Londres. Elle est née d’une mère anglaise et d’un père nigérian. Elle a écrit quatre romans et travaille également pour le théâtre, la radio et la presse. Elle est très active sur tout ce qui se rapporte au travail d’écriture et s’investit sur de nombreux événements.
Femme, fille, autre a reçu le Man Booker Prize en 2019, en même temps que la canadienne Margaret Atwood.
470 p., Éditions Globe (2020), Traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Françoise Adelstain.
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