
« Ce que je t’ai relaté ne relève pourtant ni de la légende ni d’un de ces mythes qui bercèrent mes nuits d’enfance au campement d’initiation. Ceux-là attendront. Ce que je t’ai relaté est couché noir sur blanc dans les livres diffusés par ceux qui nous ont laissé les clés de la maison Congo un jour de 1960. Car, on a beau dire, le Blanc qui n’accorde que peu de crédit aux paroles qui enfourchent le vent s’est offert à travers l’écriture un serviteur de qui il peut tout obtenir, à commencer par le dernier mot. Jamais le Blanc, faudrait-il toujours se rappeler, n’aurait soumis la multitude qui reste couchée à ses pieds des siècles après qu’elle a crié « liberté » et dansé le cha-cha du dipanda (indépendance en lingala), s’il n’avait au préalable écrit son histoire à sa place. […] Ce n’est donc pas moi qui blâmerai mon frère de s’être endetté pour t’envoyer en Belgique dans l’espoir qu’une grande université t’ouvre ses portes et te gratifie d’un pouvoir dont aucun de tes ancêtres aujourd’hui disparus n’imagina jamais l’étendue. »
Avril 1958. Lorsque s’ouvre l’Exposition universelle de Bruxelles, Robert Dumont, l’un des responsables du plus grand événement international depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, a fini par déposer les armes face aux pressions du palais royal : il y aura bel et bien un « village congolais » dans l’un des sept pavillons consacrés aux colonies. Parmi les onze recrues mobilisées au pied de l’Atomium pour se donner en spectacle figure la jeune Tshala, fille de l’intraitable roi des Bakuba. Le périple de cette princesse nous est dévoilé, de son Kasaï natal à Bruxelles, en passant par Léopoldville, jusqu’à son exhibition forcée à Expo 58, où l’on perd sa trace.
Été 2004. Fraîchement débarquée en Belgique, une nièce de la princesse disparue croise la route d’un homme hanté par le fantôme du père. Il s’agit de Francis Dumont, professeur de droit à l’Université libre de Bruxelles. Une succession d’événements finit par leur dévoiler le secret emporté dans sa tombe par l’ancien sous-commissaire d’Expo 58.
D’un siècle l’autre, le roman embrasse la grande Histoire pour poser la question centrale de l’équation : le passé peut-il passer ?
L’histoire coloniale de la Belgique, les coulisses de l’Exposition universelle de 1958, un voyage aux côtés d’une princesse congolaise, le temps et les époques qui se fondent, des combats qui semblent éternels, l’Histoire qui laisse dans la mémoire collective non la vérité mais ce que l’ont veut bien retenir, la plume sensuelle et littéraire de l’auteur nous plongeant dans un conte bien trop réel. J’ai eu un vrai coup de cœur pour la narration, les quêtes des personnages qui se mêlent et dont j’ai souhaité ardemment connaître l’issue. J’ai eu plaisir à découvrir un pays et une culture qui m’étaient inconnus. Un roman mystérieux et sublime !
Laissez vous porter par la musique chaloupée de Wendo Kolosoy et embarquez pour un voyage au Congo rythmé par une culture forte où s’instille sournoisement et cruellement le monopole des Blancs. Le parallèle entre les époques réalisé avec finesse par l’auteur souligne habilement que la colonisation qui nous semble appartenir au passé trouve encore de nombreux échos dans les dérives actuelles : que ce soit dans le regard posé par les hommes sur les hôtesses au salon de l’auto, ou au travers du racisme omniprésent dans le monde du sport. Le parallèle entre les personnages quant à lui donne un sentiment très réel d’une possibilité de la réincarnation sous la protection bienveillante du perroquet, animal totem. Blaise Ndala nous emmène dans un conte sombre où le poids du passé résonne dans la volonté présente, où les femmes ont une force et un courage ancré au plus profond de leur être, où les amours métisses peinent à trouver leur légitimité. A cette quête haletante se mêlent des scènes d’une étonnante sensualité, brûlantes de poésie « où aimer, c’est ouvrir les portes de l’enfer pour y embrasser avec le sourire les flammes réservées à ceux qui troquent leurs neurones contre un cœur frappé de surdité. » Cette lecture n’a pas été sans me rappeler La mort du Roi Tsongor de Laurent Gaudé pour l’atmosphère magique et les figures de rois, de reines, de princes et princesses à la fierté implacable « le pardon était, dans son entendement, un couteau à double tranchant dont devait se méfier un chef digne de son rang. La patience, la pierre contre laquelle le même patriarche devait aiguiser jour après jour la lance dont il se servirait pour harponner quiconque l’avait défié au vu et au su de ses sujets. » La narration par le fantôme de la tante fait la force de ce récit qui m’a donné l’impression d’écouter une histoire au coin du feu, et tout en restant dans le confort de mon intérieur, d’avoir voyagé dans l’histoire belge et congolaise. Je ne vous en dis pas plus et vous invite à découvrir sans plus tarder ce roman captivant et envoûtant !
Blaise Ndala est un auteur canadien d’origine congolaise qui travaille comme juriste. Ses deux premiers romans : J’irai danser sur la tombe de Senghor et Sans capote ni kalachnikov ont remporté de nombreux prix.
363 p., Éditions du Seuil (2021).
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