
« Je reste assis là, à pleurer sur mon sort. A pleurnicher comme un con de bébé. Exactement comme mon vieux. Sauf qu’il n’avait pas assez de cervelle pour pleurer ou se mettre en colère et casser toutes les vitres de sa voiture. Il restait assis dans son fauteuil qui perdait sa bourre et il écoutait Frank Sinatra lui raconter qu’il était le chouchou de la destinée. Et puis il a vieilli et il est mort. Rideau.
— Écoute, chéri, c’est Noël…
— Pour être Noël, putain, en effet, c’est Noël, dit-il d’un ton hargneux avant d’ajouter, d’une voix moins forte : J’sais pas, Elaine, je suis désolé. Peut-être que je suis en train de faire une dépression ou quelque chose dans le genre. Je me suis encore jamais senti comme ça. Je sais pas, mais si, je sais que je peux plus supporter tout ça. Peut-être que je suis en train de disjoncter. Peut-être à cause de cet endroit, du froid et de l’obscurité… et du manque de fric. Et c’est parce que je me suis regardé, que j’ai regardé ma vie, tu comprends ? Je l’ai regardée, et je peux rien voir d’autre que mon père qui fait son retour. Et son père à lui. […] Je croyais… je croyais que ça allait être différent. […] Je me suis vu et j’ai compris que je ne serai jamais différent. Jamais. C’est comme si, toutes ces années, j’avais passé mon temps à attendre de gagner au loto. Comme si c’était la seule façon dont ma vie, notre vie, pouvait être différente. La seule façon dont elle pouvait être comme je pensais qu’elle serait si je gagnais à ce foutu loto. Tu sais ce que ça veut dire Elaine ? […] Ça veut dire qu’on est morts. C’est ce que ça veut dire. Morts. »
A l’orée de l’an 1980, Bob Dubois, réparateur de chaudières dans une petite ville du New Hampshire, convainc sa femme de plaquer travail, maison et amis pour rejoindre, avec leurs deux filles, son frère qui a fait fortune en Floride. Il espère ainsi, à l’aube de ses trente ans, s’élever au-dessus de sa condition d’ouvrier.
A quelques milliers de kilomètres de là, Vanise Dorsinville fuit Haïti, avec son bébé et son neveu Claude, afin de gagner elle aussi la Floride. Elle a choisi de quitter la violence institutionnalisée, la pauvreté et le chaos de son pays natal pour atteindre l’Amérique de ses rêves.
En route vers la même terre d’accueil, les destins de ces deux égarés vont finir par se croiser.
Comment les événements pourraient-il rapprocher Robert Dubois, réparateur de chaudière dans le New Hampshire, père de deux enfants, mari comblé parfois volage, et Vanise Dorsinville, haïtienne, mère célibataire, adepte de magie vaudou et esclave sexuelle ? Le destin peut-être, le rêve américain probablement, la pauvreté et la détresse à n’en pas douter. Et c’était sans compter sur le talent de Russell Banks pour nous conter leur histoire, pour rendre beaux, palpables et saisissants des événements terribles, pour trouver les mots justes et nous faire vibrer au rythme cruel de ce roman implacable où les rêves s’enfoncent dans les marécages de Floride.
Il est certain que Continents à la dérive va rejoindre le Panthéon des romans américains qui m’ont profondément marquée, de ceux que je recommanderai sans hésitation aux amateurs de Jim Harrison, Daniel Woodrell ou encore Donald Ray Pollock. Russel Banks a su me bousculer, me toucher et me surprendre, grâce à une œuvre à la fois juste et intense, tragique mais terriblement réaliste, où j’ai pu me retrouver dans les sentiments évoqués et dans les émotions traduites par une écriture qui sait saisir et sublimer l’importance de chaque mot. Je me suis beaucoup attachée au personnage de Bob Dubois. Malgré quelques travers, c’est un homme foncièrement bon. J’ai pu facilement comprendre et m’identifier à ses doutes et ses interrogations. J’ai eu beaucoup de sympathie pour son envie forte de changer les choses et pour sa famille bienveillante. Malheureusement, bien qu’il ait eu le courage de prendre sa vie en main, Bob est un homme influençable qui accorde à son prochain une confiance frôlant trop souvent la naïveté. Il semble que les dés aient été jetés dès qu’il a pris conscience de son mal être. Son alter ego est alors apparu, celui pour qui le rêve américain est une évidence, quelque chose de facilement accessible, quand notre protagoniste passe son temps à subir la réalité et enchaîne les déconvenues. L’alternance des chapitres entre la vie de Bob et celle de Vanise qui cherche à fuir Haïti permet au roman de gagner en puissance. Je me suis sentie bien moins proche de Vanise. Toutefois, cette distance créée reflète assez nettement le décalage entre Haïti et la Floride, et donne le sentiment, tout comme la jeune femme, de se sentir étrangère, comme piégée par la barrière de la langue et la barrière culturelle. Les parties consacrées aux rites vaudous, surprenantes et envoûtantes, m’ont également beaucoup plu. Ce livre est riche et propose une analyse très fine d’une société américaine qui offre un rêve brutal. Il n’est pas si simple d’en parler, mes mots ne savent pas retranscrire sa force, alors je ne peux que vous inciter à vous faire votre propre idée !
Russell Banks est né dans le Massachusetts en 1940. Issu d’une famille modeste avec un père absent, ces romans abordent la vie des petites gens et la recherche de la figure paternelle. Écrivain très engagé, il est président de Cities of Refuge North America, association qui accompagne les écrivains en exil. Trois de ses romans ont été adaptés au cinéma.
542 p., Éditions Actes Sud (2016), Traduit de l’américain par Pierre Furlan, Titre original : Continental Drift, Édition originale Harper Collins (1985).
Je n’accroche pas trop avec le style d’écriture de l’extrait mais l’histoire a l’air chouette!
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