
« Ils prirent le bois sec rangé dans le coffre derrière la cabane, découvrant au passage l’existence d’une porte qui donnait directement accès à l’intérieur, et en utilisèrent une partie pour allumer le poêle.
Il nous servira aussi de chauffage, dit son père. Il va nous garder bien au chaud et on pourra le laisser brûler doucement toute la nuit si on ferme les bouches d’aération.
On en aura bien besoin, fit Roy. Même s’il savait que cela n’aurait rien à voir avec Fairbanks. La température descendrait rarement en dessous de moins vingt degrés. C’était ce que son père avait promis à tout le monde. Il s’était assis dans leur salon, les coudes sur les genoux, et il avait expliqué comme tout serait facile et sans danger. La mère de Roy avait fait remarquer que les prédictions de son père s’étaient souvent révélées fausses. Quand il avait protesté, elle avait parlé de ses projets de pêche commerciale, de son investissement dans une quincaillerie, de ses divers cabinets de dentiste. Elle n’avait pas mentionné ses deux mariages, mais c’était clairement sous-entendu. Son père avait ignoré tout cela et répondu que les températures se maintiendraient la plupart du temps au-dessus de zéro. »
Une île sauvage du sud de l’Alaska, accessible uniquement par bateau ou par hydravion, tout en forêts humides et montagnes escarpées. C’est dans ce décor que Jim décide d’emmener son fils de treize ans pour y vivre dans une cabane isolée, une année durant. Après une succession d’échecs personnels, il voit là l’occasion de prendre un nouveau départ et de renouer avec ce garçon qu’il connaît si mal. Mais la rigueur de cette vie et les défaillances du père ne tardent pas à transformer ce séjour en cauchemar. Jusqu’au drame violent et imprévisible qui scellera leur destin.
A mon tour de me plonger dans ce roman de David Vann que l’on m’a recommandé à maintes et maintes reprises. Un récit court, dense, très sombre, où nature hostile et troubles psychologiques se mêlent pour un résultat anxiogène et macabre. David Vann nous emmène aux côtés de Jim, père instable et dépressif, et de son fils de treize ans, partis passer un an dans une cabane sur une île en Alaska. Le drame est sous-jacent dès les premières pages et nous tient en haleine jusqu’à la fin de la première partie. La deuxième partie quant à elle nous plonge dans les affres d’un esprit tourmenté.
Il me semble important, pour saisir toute la portée de ce que je qualifierai presque d’autobiographie fictive, de connaître la vie de David Vann. Lorsqu’il était adolescent, l’auteur a décliné la proposition de son père de partir vivre un an sur une île. Quelques semaines plus tard ce dernier s’est suicidé. Sukkwan Island est l’illustration parfaite du « Et si… », un exercice cathartique déroutant pour le lecteur. J’ai beaucoup aimé la plume de l’auteur, sa façon de décrire la nature et les tourments de nos deux protagonistes. L’écriture est fluide, l’absence de la ponctuation spécifique aux dialogues donne le sentiment d’être réellement aux côtés de Jim et de son fils Roy. Le lieu est parfaitement dépeint. Je me suis représentée la cabane, les toilettes, le cours d’eau, la forêt alentour avec force détails. Et si le héros d’Indian Creek de Pete Fromm nous paraissait peut préparer à son expérience dans les bois, Jim et Roy semblent presque venus les mains dans les poches. Ce roman se lit d’une traite, David Vann manipule le lecteur avec brio pour qu’à aucun moment il n’ait l’envie de poser son livre, la fin de la première partie venant donner le coup de grâce. Pour ma part je m’en serais tenue là, je crois que j’aurais beaucoup plus développé cette première partie pour accroître le malaise du lecteur. J’aurais prolongé les interactions avec la nature parfois implacable. J’aurais étoffé les relations entre Jim et Roy et une fois l’irréparable commis, j’aurais mis le point final.
Pour compléter la lecture du roman je me suis intéressée à l’adaptation graphique d’Ugo Bienvenu. Une adaptation en noir et blanc, aussi sombre que le roman, très juste, aux traits froids et incisifs proches d’un comics. L’auteur a su saisir les moments clés du roman, mais il m’a semblé que le format ne permettait pas d’aller aussi loin dans la noirceur que le récit de David Vann.
Si vous avez le cœur bien accroché, si vous avez envie de découvrir cet auteur qui fait beaucoup parler de lui, n’hésitez pas à lire Sukkwan Island. C’est une œuvre clivante, elle suscite admiration et critiques acerbes et mérite largement que l’on s’y attarde quelques heures pour sortir de sa zone de confort et découvrir ce qu’il aurait pu advenir si l’auteur avait suivi son père…
David Vann est né en 1966 sur une île en Alaska. Il y passe une partie de son enfance avant de s’installer en Californie avec sa mère et sa sœur. Ses romans seront publiés assez tardivement mais connaissent un vif succès. Trois d’entre eux sont adaptés au cinéma. David Vann est également un très bon navigateur.
206 p., Éditions Gallmeister (2010), Traduit de l’américain par Laura Derajinski.
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