Avant que j’oublie d’Anne Pauly

« Les infirmières avaient fermé ses yeux, coincé son visage dans une mentonnière et habillé son corps d’une petite blouse vert pâle façon sweat-shirt. C’était triste et drôle, ça l’aurait fait rire, cette petite blouse verte qui lui cachait à peine le genou. J’ai regardé son pied violacé, la vache ! le pauvre, sa barbichette miteuse et son beau visage déserté. En gardant sa grande main qui tiédissait dans la mienne, j’ai souhaité de tout mon cœur ne jamais oublier son odeur et la douceur de sa peau sèche. Je lui ai demandé pardon de ne pas avoir vu qu’il mourait, je l’ai embrassé et puis j’ai dit à haute voix, ciao je t’aime, à plus, fais-nous signe quand tu seras arrivé. Je suis sortie dans le couloir lino-néon, une aide-soignante est passée en savatant et mon frère est arrivé. On y est retournés une dernière fois, pour vérifier. Et puis on a plié les gaules, comme il disait toujours. La vie, cette partie de pêche. »

Il y a d’un côté le colosse unijambiste et alcoolique, et tout ce qui va avec : violence conjugale, comportement irrationnel, tragi-comédie du quotidien, un « gros déglingo », dit sa fille, un vrai punk avant l’heure. Il y a de l’autre le lecteur autodidacte de spiritualité orientale, à la sensibilité artistique empêchée, déposant chaque soir un tendre baiser sur le portrait pixellisé de feu son épouse. Mon père, dit sa fille, qu’elle seule semble voir sous les apparences du premier. Il y a enfin une maison, à Carrières-sous-Poissy, et un monde anciennement rural et ouvrier.
De cette maison il faut bien faire quelque chose, à la mort de ce père Janus. Capharnaüm invraisemblable, caverne d’Ali-Baba, la maison délabrée devient un réseau infini de signes et de souvenirs pour sa fille, la narratrice, qui décide trier méthodiquement ses affaires. Et puis, un jour, comme venue du passé et parlant d’outre-tombe, une lettre arrive qui dit toute la vérité sur ce père aimé auquel, malgré la distance sociale, sa fille ressemble tant.

Un style drôle et touchant, comme si Anne Pauly nous livrait sans filtre mais avec délicatesse tout ce qui lui passe par la tête. Un roman court et pourtant profond, où chaque phrase est porteuse de sens, nous donnant le sentiment en une centaine de pages d’en avoir lu quatre cents. Une belle réflexion sur le poids de l’héritage, sur le deuil source de douleurs mais aussi libérateur, sur les souvenirs et l’importance des petites choses, sur les signes qu’il faut accepter de voir, sur le quotidien auprès de personnes peut-être trop sensibles qui angoissent de vivre. Une magnifique lecture bouleversante.  

Toujours aux aguets concernant le Prix du Livre Inter, peut-être face à un besoin de me confronter à des mots et un vécu qui ne m’ont pas laissée indifférente et après avoir entendu l’auteure sur les ondes, j’ai acheté ce court roman, et je ne le regrette pas ! J’ai passé un très agréable moment aux côtés d’Anne Pauly, riche en émotions mais sans manières, une plume piquante malgré une situation éprouvante, une analyse fine et poignante du ressenti, de l’importance des souvenirs, de l’empreinte qu’ils laissent, de l’incompréhension douloureuse parfois entre frère et sœur. L’auteur retrace avec force et sensibilité les différentes étapes par lesquelles nous pouvons passer lors d’un deuil : la mort qui parfois s’immisce doucement avant de s’installer définitivement à notre insu ; le cérémoniel de l’enterrement que nous vivons de loin comme si nous n’étions pas toujours vraiment concernés ; la prise de conscience de l’absence, de ce qui fut et ne sera jamais plus, de ce que nous aurions voulu dire ou faire ; l’acceptation enfin, aidée parfois par une connaissance commune, les amis, et la poursuite de notre vie riche de tout ce que cet être cher aura pu nous transmettre. Avant que j’oublie est le premier roman d’Anne Pauly, et j’espère qu’il ne sera pas le dernier car j’ai hâte dès à présent de pouvoir retrouver ses mots qui m’ont fait rire, sourire, réfléchir et qui m’ont transportée.

Avant que j’oublie est le premier roman d’Anne Pauly. Il a reçu le Prix du Livre Inter 2020.

138 p., Éditions Verdier (2019), Collection « Chaoïd ».

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