
« Jeanne avait toujours vu la révolution sous la forme d’une foule déchaînée, une image que certains, sur la place, taxaient de romantique. C’était pour elle une masse indistincte, tellurique. Elle n’associait pas Nuit debout à ce grand cataclysme, mais à un jardin d’asphalte où l’on se retrouvait pour perdre du temps ou apprendre. A bien des égards, il lui semblait aller en cours. Elle suivait les débats du comité Éducation populaire, Xavier n’en manquait pas un. Elle espérait toujours y rencontrer Julien. Les personnes posaient des questions, intervenaient. Elle enviait leur capacité à se concentrer. Elle apprenait petit à petit, par imprégnation, un vocabulaire nouveau qu’elle employait pour épater Julien, elle sentait que cela l’impressionnait un peu, qu’il la regardait avec étonnement. C’étaient des expressions qu’elle avait entendues lors des assemblées générales, des discours sur l’aliénation qu’induisait le travail salarié. Elle n’était pas tout à fait d’accord, elle se disait que sans son travail à la Tannerie, elle s’ennuierait, elle n’aurait pas de vie sociale, pas d’amis. »
Jeanne, ses études terminées, a quitté sa Bretagne natale pour vivre à Paris. Elle a trouvé un emploi temporaire d' »accueillante » à la Tannerie, une nouvelle institution culturelle, installée dans une usine désaffectée de Pantin.
D’abord déboussolée par le gigantisme et l’activité trépidante du lieu, timide et ignorante des codes de la jeunesse parisienne, elle prend peu à peu de l’assurance et se lie à quelques-uns de ses collègues, comme la délurée Marianne ou le charismatique Julien, responsable du service accueil. Elle les accompagne dans leurs déambulations nocturnes, participe à des fêtes. Leur groupe se mêle au mouvement Nuit debout. Ils se retrouvent dans des manifestations, parfois violentes – mais sans véritablement s’impliquer, en spectateurs.
Bientôt, deux ans ont passé. Dans l’effervescence de la Tannerie, en pleine expansion, chacun tente de se placer pour obtenir enfin un vrai contrat ou décrocher une promotion. Jeanne va devoir saisir sa chance.
Voilà une lecture qui a su me provoquer des sentiments très différents. Tout d’abord je dois l’avouer j’ai cru tomber dans le cliché de la provinciale qui « monte » à Paris pour son premier boulot. Mais la plume de Celia Levi est troublante de réalité et je me suis revue moi-même arrivant dans la capitale pour mes études : la démesure, l’esthétisme, le foisonnement culturel, le charme incontesté de Paris, les flâneries. Alors j’ai pris plaisir à suivre notre héroïne, à partager son quotidien à La Tannerie. Mais là-bas, l’ennui et une atmosphère malsaine d’inconsidération des employés noient peu à peu les rêves de Jeanne. Car Jeanne n’a aucun projet. Alors elle laisse ses pensées lui inventer une vie, un boulot plus épanouissant, un amour imaginaire, cela en devient presque dérangeant.
J’ai beaucoup aimé ma lecture et vous la recommande sans hésitation. Malgré ce frôlement permanent des clichés et une mélancolie déstabilisante, l’autrice a su dépeindre une jeunesse exaltée trop vite brisée, un monde du travail dénué d’humanité, un Paris empli de rêves et de désenchantements. Celia Levi sait trouver les mots pour retranscrire des émotions et des situations qui peuvent nous paraître communs, voire même stéréotypés, et cette authenticité dans l’écriture donne de manière ambivalente un sentiment de justesse : la difficulté à s’intégrer dans un groupe, le besoin de se sentir exister aux yeux des autres, l’importance accordée au choix d’un vêtement, les mille fantasmes qui peuvent découler de l’effleurement d’une épaule. J’ai retrouvé dans La Tannerie le Paris qui m’a à la fois conquise et lassée. Les lieux où je sortais moi-même : la Gare, les Petits Tonneaux, le Rosa Bonheur dont j’avais aussi entendu vanter les folles soirées. Les interminables balades parisiennes au cours desquelles je me laissais porter par un bâtiment étonnant, un détail caché, un jardin inattendu, parce que les rues de Paris regorgent de surprises et attisent la curiosité. Et puis le poids du paraître, des faux semblants, le mépris souvent dévoilé, la nécessité de briller par un détachement feint et l’empressement qui nous ferons nous éloigner petit à petit de cette frénésie prétendument élitiste. J’ai vraiment apprécié les réflexions sur le travail, l’ambiance anxiogène, la sensation d’être épiés, ce travail qui est loin d’être épanouissant mais qui permet de garder le lien social sacré – « Le lieu c’est le lien » – alors on s’y raccroche, on s’acharne, on s’implique dans des mouvements de protestation qui rapidement perdent pied. Celia Levi a su représenter tout cela avec finesse, dans un ouvrage touchant et engagé.
La Tannerie est la quatrième roman de Celia Levi. Ses œuvres reprennent souvent les thèmes de la désillusion, de la nécessité de gagner sa vie et de l’aliénation par le travail.
377 p., Éditions Tristram (2020).
Et bien au final ton article me donne envie de le lire! 😀 Tu m’as convaincue!
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Je pourrai te le prêter 😉
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