
« Angel ouvrit les yeux et ressentit le mal jusqu’au fond des os. Il avait dû perdre connaissance après que le deuxième clou avait transpercé sa main. Les salopards l’avaient crucifié à un radeau : il dérivait maintenant au gré des courants, ses paumes désespérément rivées au bois. La douleur irradiait ses bras jusqu’à la cage thoracique, l’empêchant presque de respirer.
Le radeau de fortune avait pris de la vitesse vers le centre du cours d’eau où le courant était plus fort, et lui suffoquait, en proie au vertige du ciel. Angel dressa la tête, ne perçut que la nuit et les cimes des arbres qui se découpaient sous les étoiles. Le fleuve recrachait une odeur de terre et de vase mal digérée. Il ne savait pas quelle quantité de sang il avait perdu ; la plaie de son crâne n’était plus qu’un souvenir égaré dans la mémoire d’un autre, et il allait mourir sur le río Caquetá, comme Rafaële avant lui. Le courant l’emportait au loin, à plusieurs miles de Loreta et de ses cabarets où les combats de coqs menaient droit aux sicarios qui infestaient les collines. Angel serra les dents, incapable de se dégager. Des tourbillons se formaient autour du radeau et une rumeur grossissait en aval… Une chute. Des rapides. Ou un torrent violent qui le livrerait aux arêtes des rochers. L’assurance de finir broyé. Ou noyé. Mourir. Après ce qu’il avait enduré, Angel ne pouvait pas s’y résoudre. »
Un vieux requin de la politique.
Un ancien officier des forces spéciales désormais chef de la police de Bogotá.
Un combattant des FARC qui a déposé les armes.
Un père, deux fils, une tragédie familiale sur fond de guérilla colombienne.
La Colombie, les narcos, la violence, la drogue, les armes, des enlèvements, des meurtres. Un rythme soutenu. Une galerie de colombiens pétris de solitude mais au caractère bien trempé. Tous semblent rechercher la paix noyée dans ce capharnaüm. Une course contre la montre pour retrouver une jeune fille qui n’a jamais quitté son pensionnat. Tous ont un passé douloureux, une âme égarée qui terriblement continue de se perdre, n’est plus capable de voir les signes et passe cruellement à côté de l’essentiel. La plume de Caryl Férey nous emmène avec réalisme dans ce décor hostile, aux côtés de personnages auxquels l’on s’attache incontestablement, dans une histoire sombre et implacable où le courage n’est que rarement récompensé.
J’ai lu Zulu, il y a de cela plusieurs années, roman que j’avais trouvé terriblement et péniblement très sombre et percutant. Ayant reçu en cadeau une très belle édition de Paz avec une bande originale sur CD, me voilà repartie pour quelques centaines de pages au rythme des mots de Caryl Férey. Alors il ne faut pas se faire d’illusions, l’histoire est de nouveau effroyablement violente, impitoyable et éprouvante. Je crois avoir perdu toute envie de visiter la Colombie avant un petit moment… Après la lecture de Luz ou le temps sauvage d’Elsa Osorio, cet automne, qui se déroulait en Argentine, je continue de découvrir les trafics d’enfants, les secrets de famille innommables en temps de dictatures et de guérillas, les actes impardonnables que la soif du pouvoir pousse à commettre. Tout cela peut sembler bien noir, mais l’écriture de l’auteur, son sens du détail, les recherches historiques menées, la connaissance du pays et parfois un brin de poésie et de passion amoureuse font que je recommanderai sincèrement ce roman à des lecteurs au cœur bien accroché. Les nombreux personnages nous permettent d’avoir différents regards sur la guérilla, la réinsertion, le journalisme, le travail des flics, sans réellement prendre partie puisque le point de vue change à chaque chapitre. Le lecteur s’interroge, se questionne, veut tous les comprendre, même si au final tous semblent à la dérive. Le puzzle prend rapidement forme, croisant toutes les perspectives. J’ai bien vite compris quel mal surgirait au bout du tunnel et finalement ce n’est pas tellement le qui ou le pourquoi qui importe mais comment nos héros vont sortir de ce chaos vivants et sans être irréversiblement marqués. Alors l’auteur nous tient en haleine, jusqu’à la dernière page. J’ai été happée, bouleversée, j’aurai voulu parfois pouvoir fermer les yeux. Et puis j’ai également profité, consciente de la fragilité de l’instant, des moments de sensualité et de tendresse. Je regrette simplement que le nombre de figures principales n’ait finalement pas permis de toutes bien les connaître en détails. Hormis cela, ce roman, accompagné de sa bande originale aux accents rocks, slam et poétiques, se révèle être une très belle découverte.
Caryl Férey est un écrivain et scénariste français qui a réalisé de très nombreux voyages certainement source d’inspiration pour ses romans. Thrillers férocement noirs, ses polars ont pour décor l’Afrique du Sud, la Colombie, l’Argentine ou encore la Sibérie. Auteur à la plume magistrale et reconnue, il a reçu de nombreux prix.
533 p., Éditions Gallimard (2019), Collection Série Noire, Livre album : Le roman et la bande originale.
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