
« Igor n’est pas un homme. Il répond à des instincts. De même qu’on ne demande pas à un renard pourquoi il creuse un terrier, on ne peut exiger d’Igor qu’il explique pourquoi courir dans cette direction plutôt qu’une autre. Il en est incapable. C’est un animal. J’aurai pu le deviner dès ce premier jour. Tout était déjà inscrit dans ce corps-à-corps avec la roche. J’aurais également pu me douter que beaucoup de mes questions resteraient sans réponses.
Il grimpe le long de la falaise. Ne regarde pas en bas. Son esprit se disperse dans chacune de ses cellules, condensé dans l’effort, sans aucun autre but que celui de former le geste pur. Bientôt mon corps est secoué, aspiré vers le sien. Mais Igor continue à monter sans se préoccuper de moi.
Alors je sais. Il faudra attendre. Je ne serai pas seule. Il y aura les algues et le vent. Les cristaux, la glace et le sang. La terre est sa couche, la pierre sa maîtresse. A l’image des animaux qui n’ont pas de partenaire d’élection, Igor fait feu de tout bois. Pour lui, l’amour est partout. Quand il passe une journée à couper des bûches, son corps entier tend vers la matière. On peut parler d’amour. Mais je crois, après tant d’années, que le mot n’est pas complètement juste. Dans son cas, le désir provoque des arrêts et des observations. Il examine, explore. Son amour est pareil à la glace qui brûle à force de froid. »
Au cœur d’une étendue enneigée, une jeune fille rencontre Igor, un être aussi étrange que magnétique. Presque sans échanger un mot, elle va le suivre à travers une nature souveraine et hostile, portée par ce que la jeunesse a d’insolence. Mais plus elle semble proche d’Igor, plus le mystère qui l’entoure s’épaissit. Jusqu’à ce qu’une tempête les précipites tous deux dans la tourmente, révélant les légendes et les souvenirs de ceux qu’illumine le côtoiement permanent de la mort et de l’amour.
Un court récit relevant à la fois du rêve, de la magie et de la poésie, dans un monde post-apocalyptique qui s’égare entre la sorcellerie et les mythes et légendes nordiques. Tout est dit dans le titre, si juste, portant avec lui toute la plénitude du récit animé par la plume douce et mystique de Laurine Roux. Toute la sérénité et la force que l’on ressent en présence de l’être véritablement aimé et désiré. Peu importe le silence, peu importe le passé, peu importe la mort, peu importe les épreuves, le lien entre Igor et la jeune fille se fait plus fort, indéfectible, indescriptible dans un paysage ouaté de neige où s’embrasent les âmes.
Ce très joli roman de Laurine Roux m’a beaucoup rappelé De pierre et d’os de Bérangère Cournut présenté cet hiver sur le blog, mais également les romans de Sylvie Germain, mêlant avec douceur et réalisme, fantastique et histoire. Le lecteur a peu de repères : pas de repère temporel si ce n’est que la planète a été gazée et que nous sommes dans un monde de l’après ; pas de repère spatial si ce n’est la neige, des prénoms, une atmosphère difficile à définir entre Scandinavie et Slavie ; peu de mots échangés, une histoire qui se dessine dans les gestes et les histoires de Grisha ; très peu d’actions, un périple, un chemin de vie qui commence traînant derrière lui un lourd passé rendu flou par le Grand Oubli. Alors sans repères nous nous laissons porter par le texte, dans une ambiance moelleuse et chaleureuse, où le moindre son, la moindre émotion sont magnifiés par des hommes et des femmes sensibles et à l’écoute. Le titre ne ment pas, voilà quelques pages pour une immense sensation de calme, dans l’intimité et l’histoire d’un couple, dans une bulle de bien-être, parce qu’envers et contre tous l’amour et la bienveillance y sont légions. Un moment de pure quiétude qui fait le plus grand bien. Une lecture idéale sous le plaid au coin du feu quand les mauvais jours reviendront.
Laurine Roux est une professeure à l’université et écrivaine. Une immense sensation de calme est son premier roman, suivi par Le sanctuaire en 2020. L’univers est généralement post-apocalyptique.
Une immense sensation de calme a reçu le prix SGDL Révélation (Société des Gens de Lettres) en 2018.
134 p., Les éditions du Sonneur (2018), Collection Folio 2020.
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