
« Lorsque, en faisant mes rondes, je traversais des lisières et des champs en friche, j’aimais imaginer à quoi ressemblerait cette terre dans des millions d’années. Y aurait-il les mêmes plantes ? Et la couleur du ciel ? Aurait-elle varié ? Les plaques tectoniques bougeraient-elles un jour assez pour faire surgir ici une chaîne de hautes montagnes ? Ou bien une mer ferait-elle son apparition, et il n’y aurait plus aucune raison alors, au milieu du lent bruissement des vagues, d’utiliser encore le mot « endroit » ? Une seule choses est sûre, toutes ces maisons n’existeront plus, aussi mes efforts sont-ils infimes, ils peuvent tenir sur une tête d’épingle, tout comme ma vie. Et ça, il ne faut jamais l’oublier.
Le paysage changeait radicalement dès que je m’aventurais au-delà de nos enclos. Çà et là, on voyait saillir des points d’exclamation, des aiguilles plantées dans le sol. Lorsque mon regard s’y posait, mes paupières se mettaient à trembler […] On les fabriquait à partir de madriers assemblés en forme de croix, elles étaient toutes constituées de ces croix. […] On les appelait des « ambons ». Ce nom m’avait toujours étonnée, voire agacée. Au fond, quel enseignement dispensait-on du haut de ces ambons ? Quelle sorte d’évangile y était prêché ? N’est-ce pas le comble de l’orgueil, une idée diabolique, que de qualifier d’ambon un endroit qui sert à tuer ? »
Janina Doucheyko vit seule dans un petit hameau au cœur des Sudètes. Ingénieure à la retraite, elle se passionne pour la nature, l’astrologie et l’œuvre du peintre et poète William Blake. Un matin, elle retrouve un voisin mort dans sa cuisine, étouffé par un petit os. C’est le début d’une série de crimes mystérieux sur les lieux desquels on retrouve des traces animales. La police mène l’enquête. Les victimes avaient toutes pour point commun une passion dévorante pour la chasse…
Un cadre posé avec poésie, entre hivers rudes et étés radieux, dans ce hameau isolé de Tchéquie où vit Janina, ancienne ingénieure des Ponts et professeure d’anglais, férue d’astrologie et militante contre la chasse. Dans ce roman qui commence comme un récit de nature writing nous sombrons inéluctablement dans le sang et l’angoisse, un brin de fantastique venant semer le trouble. L’écriture est à la fois fluide et exigeante, pleine de finesse et parfois violente. Et dans ce huis clos meurtrier où les chasseurs du village disparaissent les uns après les autres, je me suis laissée envoûter par les mots d’Olga Tocarkzuk, entre réflexion écologique, messages des astres, méditation littéraire et sensation d’étouffements au cœur d’une nature à la fois belle et oppressante.
Je découvre pour la première fois Olga Tokarczuk, prix Nobel de Littérature, et cela m’a donné envie de poursuivre ma lecture de ses romans, charmée par sa plume à la fois élégante et cruelle. J’avais le sentiment d’être en Tchéquie, dans ce lieu loin de tout, dans la neige, le froid et parfois la crasse. J’ai ressenti l’environnement et les animaux si étouffants. Je me voyais goûter aux bons plats préparés par Janina. Olga Tokarczuk a le talent de nous transporter au cœur même de son roman comme si nous en étions acteur. J’ai aimé l’originalité de cette héroïne d’un certain âge, accablée par ses douleurs, un peu mystique mais en même temps si ancrée dans la réalité, affabulatrice ou peut-être très bonne manipulatrice. Certains personnages comme Dyzio et Bonne Aventure sont très attachants, certains comme Matoga resteront éternellement un mystère, d’autres comme les chasseurs sont détestables. Je me suis prise au jeu de cette enquête dont l’on ne sait plus qui tire les ficelles. L’ambiance est pesante, le drame plane en permanence. Et comme pour adoucir ce roman bien sombre, la poésie de William Blake vient s’intercaler entre les lignes, comme pour nous rappeler que tout ça n’est que de la fiction, comme pour nous donner des pistes et orienter notre enquête, ou peut-être simplement pour le plaisir de jouer avec les mots. Nous voilà donc avec un récit mêlant finement polar, écologie et développement personnel, pour dérouter le lecteur, l’envoûter et le questionner. N’hésitez pas à découvrir cette grande autrice. Si vous aimez les contes un peu cruels et réalistes vous ne serez pas déçus de passer quelques jours aux cotés « des gens du puits ; (ils étaient) tombés dedans, il y a bien longtemps, vivant à présent leur vie dans le fond souterrain, persuadés que ce puits représente le monde entier ».
Olga Tokarczuk est une femme de lettres polonaise, elle a reçu le pris Nobel de littérature en 2018. Ses romans, notamment Les livres de Jakob paru en 2018 en France, ont reçu de très nombreux prix.
Sur les ossements des morts a été adapté au cinéma en 2017 par la réalisatrice Agniezska Holland sous le titre Spoor.
282 p., Aux éditions Noir sur Blanc (2014), Libretto (2020), Traduit du polonais par Margot Carlier.
Votre commentaire