
« La chaleur trans était identique. La couche de maquillage qui devenait toute collante, un masque de boue chaude bouchant tous les pores pour que notre âme ne s’échappe pas par ces orifices chaque fois qu’on nous frappait. Le visage tout entier devenait un masque, le plus beau des masques, avec des traits trans plus réels encore que nos propres traits, conçus pour un autre monde, un monde meilleur où l’on pouvait être pleinement ce masque-là.
En attendant, nous étions des Indiennes maquillées pour aller à la guerre, des fauves prêtes à chasser, la nuit, ceux qui étaient assez imprudents pour s’aventurer dans la gueule du Parc. Et nous étions toujours fâchées, rudes, même pour la tendresse, imprévisibles, folles, rancunières, fielleuses. Et puis, il y avait cette envie perpétuelle de mettre le feu à tout : à nos parents, à nos amis comme à nos ennemis, aux maisons de la classe moyenne avec leur confort et leurs routines, aux jeunes de bonne famille qui avaient toujours la même tête, aux grenouilles de bénitier qui nous méprisaient tant, à nos masques qui coulaient, à notre propre rage peinte sur la peau, la rage contre ce monde qui ne voulait rien entendre, qui se payait sa bonne santé sur notre dos, et allait jusqu’à nous sucer la vie avec tout cet argent qu’ils avaient et que nous n’avions pas. »
La Tante Encarna porte tout son poids sur ses talons aiguilles au cours des nuits de la zone rouge du parc Sarmiento, à Córdoba, en Argentine. La Tante – gourou, mère protectrice avec des seins gonflés d’huile de moteur d’avion – partage sa vie avec d’autres membres de la communauté trans, sa sororité d’orphelines, résistant aux bottes des flics et des clients, entre échanges sur les derniers feuilletons télé brésiliens, les rêves inavouables, amour, humour et aussi des souvenirs qui rentrent tous dans un petit sac à main en plastique bon marché. Une nuit, entre branches sèches et roseaux épineux, elles trouvent un bébé abandonné qu’elles adoptent clandestinement. Elles l’appelleront Éclat des yeux.
Voyage en terres argentines pour une lecture toute en ambivalence. Un roman entre conte fantastique et témoignage bien trop réel. Les paillettes et les affres de ne pas être né dans le bon corps. Des portraits d’hommes, mais surtout de femmes, touchants, bouleversants, révoltants, percutants. Une écriture franche et sans ambages, pourtant si douce et poétique. Un roman comme un cocon, où la sororité semble porteuse de sécurité et de bien-être. Mais aussi un roman sordide où le maquillage pare une violence obscène et insoutenable. Pendant quelques pages je me suis crue aux côtés de Camila, d’Encarna, de Maria, d’Angie et de toutes les autres, les Vilaines, les trans du Parc Sarmiento, pourtant si belles. Je ressors de ma lecture chamboulée, mais étrangement apaisée par ces femmes qui s’assument et savent vivre une vie dictée par l’envie indélébile d’être elles-mêmes quoique cela puisse coûter.
Deuxième roman que je lis d’une autrice argentine et une fois de plus je suis sous le charme. L’impression de me replonger dans le film Tout sur ma mère de Pedro Almodovar, sans l’attrait des images colorées du réalisateur espagnol, mais par des mots saisissants qui touchent, qui sonnent juste et qui bouleversent car « Là, dans ce Parc qui jouxte le centre-ville, le corps des trans emprunte à l’enfer la substance de ses charmes« . Huile de moteur d’avion pour se sculpter des courbes féminines, drogues en tous genres pour tenir le coup, rapports sexuels violents et non protégés comme pour se punir, j’ai frémi des souffrances que ces femmes s’infligent pour se faire leur place dans un monde où la différence attire et effraie. Prendre soin les unes des autres, se maquiller, faire la fête ensemble, élever un enfant, j’ai aimé les moments de joie et d’apaisement qu’elle savent s’accorder avant qu’il ne soit trop tard. Elles sont pleines de bienveillance et il semble parfois qu’une bonne étoile veille sur elles : « Nous avons tenu parole, nous nous sommes occupées de ses chiennes autant que possible. […] Plus d’une fois, elles nous ont évité de nous faire tabasser, elles débarquaient comme par enchantement dès que l’ambiance devenait pesante. » Le plus souvent la violence vient de l’extérieur, d’hommes parfois pervers, souvent frustrés, qui passent leur rage sur des femmes au sexe aussi dur que leur peau est douce, mais à qui ces hommes ont retiré toute humanité. Camila Sosa Villada apporte une touche fantastique à son récit qui semble presque réconfortante : la maladie se fait animal et semble presque une délivrance alors que le sida emporte tout sur son passage. Camila suit des études, avec toutes les difficultés que cela engendre, et tout comme Encarna qui redevient homme pour être mère, j’ai trouvé très intéressant d’être confrontée à ces doubles vies. Le récit est court mais suffisamment poignant pour marquer et interroger le lecteur un long moment. J’ai quitté ce groupe de femmes magnifiques à regrets mais peut-être un peu soulagée aussi de sortir de cette terreur qui n’aura pas su les dominer.
Camila Sosa Villada est elle-même une femme trans qui a connu la prostitution. Les Vilaines raconte son vécu, dans un premier roman très prometteur.
204 p., Éditions Métailié (2021), Titre original : Las malas, Traduit de l’espagnol (Argentine) par Laura Alcoba.
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