
« De tout temps, le chasseur, ça avait été lui, depuis l’enfance dans le lit d’Agab, cette époque trop lointaine où il chassait en meute, avec ses frères et sœurs d’abattage, depuis cette première chasse à la girafe à jamais dans sa mémoire, quand les jeunes acculaient la géante au fond du canyon, chacun son côté, chacun sa mission, les yeux rivés sur le galop, poussant la proie vers une vieille lionne postée plus loin […]. Il avait appris à dénicher ses proies dans les milieux les plus ouverts, sans même un tapis d’herbes pour s’y tenir couché, tirant parti du moindre brouillard pour approcher ses victimes à couvert, il avait appris l’opportunisme, à tuer pintades, porcs-épics, cormorans […]. Le chasseur c’était lui, lui qui dictait ses règles, jamais pris par surprise, alors non, il n’allait pas laisser aux hommes cette victoire-là, il venait de sortir des ombres pour enfin leur faire face, calé dans le sable à quelques mètres d’eux, au pied d’un buisson plein de griffes, ses yeux dans les leurs. Le vent soulevait des nuages de terre, ravivait les senteurs animales, chargées des peurs et des tensions des heures passées, il les huma avec prudence, attendit son moment, impatient d’en découdre, mais toujours immobile, pour enfin redresser sa silhouette de géant. »
Martin est garde au parc national des Pyrénées. Il travaille notamment au suivi des derniers ours. Mais depuis un an et demi, on n’a plus trouvé la moindre trace de Cannellito, le seul plantigrade avec un peu de sang pyrénéen qui fréquentait encore ces forêts, pas d’empreinte de tout l’hiver, aucun poil sur les centaines d’arbres observés. Martin en est chaque jour plus convaincu : les chasseurs auront eu la peau de l’animal. L’histoire des hommes, n’est-ce pas celle du massacre de la faune sauvage ? Alors, lorsqu’il tombe sur un cliché montrant une jeune femme devant la dépouille d’un lion, arc de chasse en main, il est déterminé à la retrouver et à la livrer en pâture à l’opinion publique. Même si d’elle, il ne connaît qu’un pseudonyme sur les réseaux sociaux : Leg Holas. Et rien de ce qui s’est joué, quelques semaines plus tôt, en Afrique. Entre chasse au fauve et chasse à l’homme, vallée d’Aspe dans les Pyrénées enneigées et désert du Kaokoland en Namibie, Colin Niel tisse une intrigue cruelle où aucun chasseur n’est jamais sûr de sa proie.
Entre fauves c’est l’histoire de la proie et du prédateur, du coupable et de la victime, de sociétés différentes, des dérives des réseaux sociaux. Apolline chasse à l’arc depuis son adolescence. Martin est un militant écologiste plus que convaincu. Kondjima est un Himba fou amoureux. Charles est un lion, somptueux, solitaire, qui a décimé les troupeaux des Himbas. Le style simple et efficace alterne les points de vue et croise les échelles de temps, sème le lecteur dans une remise en question déstabilisante. J’ai cru pendant un temps qu’il n’y aurait pas trop de mystère, que ce n’était pas réellement un polar, que j’allais peut-être m’ennuyer en vue d’une fin qui semblait clairement annoncée. Puis nous passons à la traque, le prédateur devient proie, le défenseur devient chasseur et le roman a pris un tournant qui m’a tenue en haleine, qui a su me surprendre et me faire passer un excellent moment.
Je lis assez peu de polars. Je ne saurai vraiment dire si c’est par manque de temps ou par manque d’intérêt. Ma participation en tant que membre du jury pour le prix du Meilleur Polar des éditions Points 2021-2022 me permet toutefois de me familiariser avec le genre. Au-delà de cette sélection imposée, certains titres ou auteurs me font tout de même de l’œil. Alors il m’arrive de sortir de ma zone de confort et de me laisser tenter. Ainsi j’aurai récemment découvert Harlan Coben, Peter May, James Crumley et Ellroy. Parfois je suis bluffée, parfois un peu déçue. Dans les récits qu’ils me tardaient de lire, ce roman de Colin Niel était dans le haut de ma liste. Mis en avant un jour où j’étais de passage à la médiathèque, les dés étaient jetés. Néanmoins je me méfie toujours un peu des ouvrages dont j’entends beaucoup parler. La déception est souvent grande à l’arrivée. Et il est vrai qu’à la lecture de la première partie de ce polar (1. Identifier sa proie) j’ai cru une fois de plus que beaucoup de bruit autour d’un livre était bien loin d’être gage de qualité. L’écriture assez froide de l’auteur – convenant je l’admets parfaitement à un roman noir – n’aidant pas à me convaincre, surtout après avoir dévoré Sur les ossements des morts d’Olga Tokarczuk. Peut-être avais-je moi aussi besoin d’identifier plus clairement les intentions de l’auteur et, les sens en alerte, de me les approprier, objet de la deuxième partie (2. L’approche). Et finalement, tout comme Martin le garde du parc, je me suis moi aussi, de manière tout à fait inattendue, prise au jeu de la chasse. J’ai été littéralement happée par le travail minutieux et parfaitement bien retranscrit de Colin Niel sur la psychologie des personnages (3. La Traque). Le récit a alors pris toute son ampleur me baladant entre sentiment de tension et d’horreur, entre attente dans le désert impitoyable et fuite dans une tempête de neige en haute montagne. Je ne savais plus à quel protagoniste accorder mon empathie quand tous ne voient que leur propre intérêt et finalement j’ai frémis d’effroi quand tous se complaisent dans ce sentiment de puissance lié au pouvoir de décision sur une mise à mort. Colin Niel m’a bluffée et même si sa plume n’est pas de celles qui me touchent, son analyse fine de la psychologie humaine et la tension palpable tout au long du récit font d’Entre fauves un très bon polar que je recommande.
Colin Niel est ingénieur agronome et a travaillé pendant douze ans dans la préservation de la biodiversité (tiens ça me rappelle quelqu’un…!). Depuis bientôt 10 ans il se consacre à l’écriture de romans noirs souvent sur fond d’écologie. Ses ouvrages ont été récompensés à plusieurs reprises.
338 p., Éditions du Rouerge (2020), Rouergue Noir.
Ça me tente bien et ton article est chouette !
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Une approche très intéressante de la chasse et de l’écologie, n’hésite pas !
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