
« Berna entra à cheval dans les rues de Westbury, baignées de la lumière safran qui précédait le chant du coq. Madlen marchait à ses côtés, elle remuait la cheville de sa maîtresse pour l’empêcher de succomber à la fatigue et de tomber de sa selle. Toutes les bêtes et tous les hommes dormaient encore. Le bruit des sabots de Jemsy sur l’inaltérable pierre de la grand-rue se répercutait contre les devantures fermées des échoppes.
Madlen frappa à la porte de l’auberge jusqu’à ce qu’un gardien montrât son visage dans une ouverture et l’accablât de blasphèmes.
« Je suis Dame Bernadine Corbet, et tu vas me procurer sans attendre une chambre privée », proclame Berna.
L’auberge était pleine, répondit le portier, et la cuisine fermée. D’une manière discourtoise, il exigea de savoir si la demoiselle ou sa servante souffraient de maladies contaminantes ou bien de fièvres, et si elles provenaient du Dorset.
Elles l’assurèrent qu’elles étaient parfaitement vigoureuses, bien qu’affaiblies par leur périple, qu’elles descendaient du nord et n’avaient aperçu aucun signe de maladie sur leur route. »
Trois périples. Une route.
Angleterre, 1348. Une dame, lectrice du Roman de la Rose, fuit un mariage arrangé, un procureur écossais part pour Avignon et un jeune laboureur en quête de liberté intègre une compagnie d’archers. Tous se retrouvent sur la route de Calais. Venant vers eux depuis l’autre rive de la Manche, la Mort noire, la peste qui va tuer la moitié de la population de l’Europe.
Pendant ce voyage, assombri par le passé violent des archers et les avertissements des prêtres sur la fin du monde, les voyageurs se confrontent à la nature de leurs amours et de leurs désirs.
Voilà un mois que je n’avais pas publié de chroniques : beaucoup de changements de mon côté, à la fois géographique et professionnel, ne m’ont pas permis de consacrer tout le temps que je souhaitais à mes lectures et surtout à l’écriture d’articles. C’est également le moment que j’ai choisi pour lire un pavé : Les voyageurs de l’impériale de Louis Aragon. Une œuvre magnifique dont je vous parle bientôt mais qui m’a occupée un petit moment. Alors aujourd’hui je vous propose de découvrir un roman qui ne plaira certainement pas à tous : la plume est très exigeante et l’histoire semble comme un songe sorti d’un ouvrage enluminé du XIVème siècle. L’auteur y évoque l’amour courtois, l’homosexualité, la violence et la peste noire avec aisance et nous embarque aux côtés de personnages emblématiques, réfléchis et passionnés, témoins d’une époque de troubles, avec une sorte de lyrisme déstabilisant et saisissant.
Vers Calais, en Temps ordinaire est un livre assez inattendu et déroutant, une écriture qui m’a ramenée pour un moment à certaines lectures difficiles du lycée (Agrippa d’Aubigné m’avait un peu traumatisée), un mélange entre Le nom de la rose d’Umberto Eco et Le Hussard sur le toit de Jean Giono. Il faut s’accrocher quelques pages pour que les mots prennent sens et que ce qui semblait périlleux au départ devienne au fil des mots une douce poésie. Je me suis laissée porter sur cette route où nos protagonistes cheminent courageusement vers la mort comme si elle ne pouvait les atteindre, comme si elle pouvait être la clé de leur liberté. Leur progression se fait au gré de chemins qui s’éloignent puis se croisent, de réflexions sur l’amour et la possession d’autrui qui semble être au cœur de toute action : de la fuite de la noble Dame Bernadine, au travestissement d’Hab, en passant par l’enlèvement de Cécile. Les personnages sont complexes et l’histoire captivante, la réalité se mêle au jeu d’acteur, la peste noire plane aussi irréelle qu’inflexible. Je reste un peu partagée sur le style, qui, s’il donne réellement la sensation de se trouver au Moyen-âge, peut rendre la lecture un peu fastidieuse. Un roman intéressant que j’ai eu plaisir à lire mais qui ne fera pas partie de mes coups de cœur du moment. La période, chargée pour moi, n’ayant peut-être pas aidé à aborder cette lecture difficile sereinement.
James Meek est né à Londres en 1962, puis a grandi en Écosse. Grand reporter, il a vécu en Russie, à Kiev et à Moscou. Il vit maintenant à Londres où il collabore au Guardian, à la London Review of Books et à Granta. Il est l’auteur des ouvrages Un acte d’amour, Nous commençons notre descente et Le Cœur par effraction, lauréats de prix littéraires et traduits à travers le monde entier.
459 p., Éditions Métailié (2022), Titre original : To Calais, In Ordinary Time, Traduit de l’anglais par David Fauquemberg.
Votre commentaire