
« Le charme de Reine venait de ce caractère inaccessible à la fois et prochain qu’elle avait terriblement. En tout cas pour Pierre qui attendait et redoutait à la fois de chaque mot, de chaque geste qu’il rompit l’enchantement et fît verser l’amitié dans une fièvre physique. Le scabreux était qu’il ne l’eût même pas embrassée. Elle avait beau dire qu’elle en avait assez du trouble, elle le cultivait. Leurs conversations avaient par là toujours l’air de paroles au théâtre, qui cachent les rapports véritables des acteurs. Tout leur donnait prolongement, et ce dont on ne parlait pas teintait les mots les plus innocents, faisait échec de temps à autre à leur détachement d’apparence. Presque toutes les fois, Pierre croyait que tout allait chavirer. Mais Reine avait une ruse surprenante, et un grand flair du moment dangereux. La conversation trop bien engagée fuyait soudain par des allées innocentes, déroutait le désir montant. Il était presque impossible de manquer de respect à cette femme. »
De l’Exposition de 1889 à la guerre de 1914, ce roman fait la chronique d’un quart de siècle de la vie des Français, autour de Pierre Mercadier, professeur d’histoire, qui quittera sa femme et ses enfants pour mener une vie lointaine. Il reparaîtra à la veille de la guerre de 14, pour mourir à demi paralysé. Son fils, Pascal, portera les armes pendant quatre ans et trois mois, croyant par cela faire que son propre enfant n’y soit jamais soumis.
Voilà un roman de Louis Aragon peu connu et qui faillit bien ne pas paraître. Dans la lignée réaliste d’Aurélien, dans un récit plus accessible que La mise à mort, l’auteur nous transporte entre Paris et le Jura à la fin du 19ème siècle, entre Exposition universelle et première guerre mondiale. Pierre est marié à Paulette dont il a été brièvement épris. Mais le goût de l’argent et la lassitude signeront rapidement la mort du couple. De cette union naît trois enfants, une première fillette morte en bas âge, Pascal, digne héritier de son père et l’insipide Jeanne. Tous les ingrédients sont réunis pour laisser la place à une maîtresse qui brisera le cœur de Pierre. Alors commence un exode atypique, un voyage pour se perdre, sans jamais réellement se retrouver…
Malgré une succession d’événements malheureux et une issue plutôt pessimiste, je crois avoir beaucoup aimé ce roman. L’écriture d’Aragon me charme toujours autant et nous croisons une multitude de personnages aux caractères forts et variés, surtout des femmes qui gravitent autour de Pierre puis de son fils Pascal, comme un perpétuel recommencement, un poids lourd de l’héritage. L’espoir et les rêves tiennent une place importante, se mêlant aux jeux imaginaires et parfois cruels des enfants. Puis la réalité s’instille comme un doux poison et sème déceptions amoureuses, déchéance et abandon. A l’heure de la parution de J’accuse de Zola, à l’aube d’une guerre qui déchirera le monde, Aragon nous montre des individus de tous milieux qui souffrent du carcan social, qui aspirent à sortir des conventions et qui se heurteront avec violence aux vicissitudes des autres, aux amours sans retour et à une période de troubles implacable.
Louis Aragon est un poète, romancier et journaliste français. Il a d’abord été une des grandes figures des mouvements dadaïstes et surréalistes avant de revenir à des écrits plus réalistes et de s’engager pour le PCF. Il a formé, avec Elsa Triolet, un des couples mythiques de la littérature française.
Les voyageurs de l’impériale sera victime de la censure allemande et ne paraîtra définitivement sous sa forme originale qu’en 1947.
768 p., Éditions Gallimard (1942), Collection Folio (1996).
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