
« Ils rebroussèrent chemin, finirent par trouver la piste, et ils marchèrent vers l’est pendant huit jours avant de rencontrer une caravane. Les gens acceptèrent leur fusil en échange d’une mule qui avait l’air à moitié morte – elle n’avait plus qu’un œil et une oreille avait été croquée presque jusqu’au crâne –, mais ils n’avaient pas de pantalon à donner à Tom. Pigsmeat mena la mule à pied tandis que Tom était juché sur l’animal et comme il saignait toujours, ils devaient s’arrêter souvent pour laisser le pus couler de sa blessure. Tom transpirait et parfois, il pissait du sang, mais il ne perdit pas l’appétit, ses intestins continuèrent à fonctionner presque normalement et ses maux de tête demeurèrent réduits. […] Pigsmeat était totalement épuisé, mais tandis qu’il traversait le village de tentes peuplé de pionniers plein d’espoirs et d’autres gens, juste en dehors de la ville, il aperçut une femme, debout devant une de ces tentes de prostituées et il en fut tout retourné. Elle se tenait là, grande, sombre, belle, aussi belle qu’une femme peut l’être. Il demanda autour de lui et apprit qu’elle s’appelait Flora ; il se dit qu’il n’avait pas vu une fille aussi belle depuis des années et elle le terrifia littéralement. »
Flora, jeune esclave noire à la beauté fascinante, est dotée d’un esprit fier qui seul lui permet de survivre à la brutalité de son maître. Quand ce dernier part pour la guerre et que son fils unique meurt, Flora se trouve libre. Elle conçoit alors une vengeance terrible : elle apportera à son ancien bourreau le corps de son enfant, conservé dans un cercueil empli de sel. Mais, en ce milieu du XIXe siècle, les territoires immenses qu’elle doit traverser, aux confins de l’Amérique, sont sauvages et sans loi, pleins de troubles et de sang. Flora engage donc deux voyous intrépides et fatalistes, Pigsmeat et Tom, pour l’escorter sur la route du Mexique, sans savoir ce qui l’attend.
Avec pour seule guide une comète, la perspective peut-être de fuir des migraines insoutenables et de trouver un compagnon canin pour la route, une envie de rédemption pour une faute qui n’a pas vraiment été commise mais que l’on a payée de son amour, retrouver sa liberté évadée dans un regard qui se perd dans un paysage salvateur, accrochée à un pied d’éléphant porte parapluie : voilà trois camarades de route auxquels on ne peut manquer de s’attacher. Ajoutez à cela du sang, de la violence, des scalps, de l’injustice, la guerre, parfois un peu de tendresse. Enlisez-vous dans la chaleur oppressante, la poussière poisseuse, l’abjection crasse et tombez amoureux d’une fille indéfectible et belle à en crever.
Voilà bien longtemps qu’il me tardait de découvrir ce roman de Lance Weller et je n’ai pas été déçue. Les premières pages lues un dimanche matin de mars ensoleillé m’avaient déjà conquises. Je n’avais plus qu’à me laisser porter dans cette cavalcade où violence et compassions se mêlent, où à chaque coup reçu nos héros ressortent plus forts, où l’on pardonne le meurtre car « Maintenant, c’est fait. Alors ce que tu dois faire en attendant, c’est trouver une façon de tenir toute une journée, puis celle d’après […] parce que tu vas devoir tuer à nouveau« . Nos héros cabossés mais tenaces sont terriblement fascinants, on ne veut plus les quitter. L’écriture de Lance Weller est poignante, riche, très juste et pourtant féroce. Il nous semble vivre cette fuite dans cet enfer désertique dans lequel le bien et le mal ne se distinguent plus : nous sommes harassés par les migraines de Tom ; nous avons le cœur déchiré comme Pigsmeat par la perte de Mazy-Mae ; nous rêvons de nous révolter avec le courage de Flora. L’auteur nous emmène dans un voyage sordide dans l’histoire de l’Amérique et le lecteur n’en revient pas indemne. Tout le drame de nos protagonistes repose dans ces quelques phrases du vieux Parker : » Juste un cadre dans lequel tu accroches tes fantasmes qui te permettent d’accepter plus facilement le monde et la place que tu y occupes. Et quand toutes ces petites histoires volent en éclats, elles volent tellement en éclats que tu ne peux plus jamais les remettre dans ce cadre. Mais ça ne fait rien, tu finis par recommencer à te les raconter parce que tu ne peux rien faire d’autre pour arriver au bout de ta journée. » Que dire de plus : si vous ne l’avez pas déjà lu et si je n’ai pas réussi un temps soit peu à vous accrocher la cause est certainement perdue ; mais si un petit frisson a parcouru votre peau encore pâle de l’hiver alors n’hésitez plus, le monde impitoyable, rude et sensible de Lance Weller s’offre à vous, sublimement magnifié par la parfaite couverture des éditions Gallmeister.
Lance Weller est né en 1965. Il a écrit 3 romans qui ont manqué à plusieurs reprises d’être récompensés. Il vit actuellement dans l’État de Washington.
368 p., Éditions Gallmeister (2017), Totem n°122 (2019), Traduit de l’américain par François Happe.
Jolie couverture en effet ! 😉
J’aimeAimé par 1 personne