
« Ils entrèrent dans Montepuccio de nuit. Le corso Garibaldi était là, devant eux, tel qu’ils l’avaient laissé dix mois plus tôt. Mais il était vide. Le vent s’engouffrait dans l’artère et venait siffler sur la tête des chats qui se carapataient en courbant l’échine. Il n’y avait plus âme qui vive. Le village dormait et le pas des sabots de l’âne résonnait avec le son exact de la solitude.
Domenico, Giuseppe et Carmela avançaient, mâchoires serrées. Ils n’avaient pas le cœur de se regarder. Ils n’avaient pas le cœur de parler. Ils s’en voulaient de s’être laissés aller à cet espoir stupide – les lampions… mais quels foutus lampions ?… – et maintenant ils serraient les poings, en silence.
Ils passèrent devant ce qui était encore à leur départ la mercerie de Luigi Zacalonia. Manifestement, il était arrivé quelque chose : l’enseigne était à terre, les carreaux cassés. Plus rien ici ne se vendait ou s’achetait.
[…] Lorsqu’ils furent un peu plus avancés dans le corso, ils aperçurent la silhouette d’un homme blotti contre un mur qui s’était endormi là, au milieu des courants d’air. Ils pensèrent d’abord à un ivrogne, mais lorsqu’ils furent à quelques pas de lui, Giuseppe se mit à crier : « Raffaele ! C’est Raffaele. » Cela fit sursauter le garçon. Il se leva d’un bond. Les Scorta hurlaient de joie. »
Parce qu’un viol a fondé leur lignée, les Scorta sont nés dans l’opprobre. A Montepuccio, leur petit village d’Italie du sud, ils vivent pauvrement, et ne mourront pas riches. Mais ils ont fait vœu de se transmettre, de génération en génération, le peu que la vie leur laisserait en héritage. Et en dehors du modeste bureau de tabac familial, créé avec ce qu’ils appellent « l’argent de New-York », leur richesse est aussi immatérielle qu’une expérience, un souvenir, une parcelle de sagesse, une étincelle de joie. Ou encore un secret. Comme celui que la vieille Carmela – dont la voix se noue ici à la chronique objective des événements – confie à son contemporain, l’ancien curé de Montepuccio, par crainte que les mots ne viennent très vite à lui manquer.
La chaleur de l’Italie, la plume fluide, poétique et envoûtante de Laurent Gaudé, une fratrie unie et audacieuse, un cadre pittoresque, l’histoire de l’Europe au début du XXème siècle, un délicieux mélange de douce langueur du Sud et d’une vie inflexible qu’il faut endurer la rage au ventre. J’avais auparavant été charmée par La mort du roi du Tsongor, me voilà également conquise par la lecture de ce roman qui valut le Goncourt à l’auteur en 2004. Une famille se construit génération après génération dans le petit village de Montepuccio. Portée par les souvenirs de Carmela et les mots limpides et passionnés de l’auteur, j’ai passé quelques jours à leurs côtés pour mon plus grand plaisir.
Le soleil des Scorta fait partie pour moi de ces romans intemporels qui permettent un réel voyage dans le temps et dans l’histoire – nous suivons une famille sur plusieurs générations – ainsi que dans un décor grandiose car l’auteur à l’art de nous faire découvrir les Pouilles comme si nous y étions. Cette lecture fut comme une escapade entre introspection et initiation, d’où je suis ressortie grandie et qui permet je trouve de considérer notre vie d’un regard neuf et enrichi. J’ai beaucoup aimé les différentes figures, certaines plus étayées que d’autres, l’amour fraternel, l’amour frustré, les projets avortés qui donnent naissance à de nouveaux projets, ce que l’on transmet à la descendance, le temps qui passe, la vie comme un cercle dans ce petit village, entre la maison où l’on naît, où l’on festoie, les commerce où l’on se retrouve, l’église où l’on s’épanche, le cimetière où le temps passant on connaît plus de gens qu’au village. Le récit est rythmé par les souvenirs de Carmela, des passages doux et nostalgiques, comme un moment suspendu, pour le devoir de mémoire, pour prendre le temps du recul, pour transmettre avant que la vieillesse ne fasse son œuvre. Certaines séquences, comme le banquet, sont un réel plaisir pour les sens – j’avais comme le sentiment de pouvoir moi aussi déguster les plats – et permettent de se remémorer avec émotion certains repas de famille où la joie de se retrouver autour d’un bon repas écarte pour quelques heures tous les tracas. Le soleil des Scorta c’est les premiers départs vers l’Amérique, la montée du fascisme, l’exil, les rencontres qui changent une vie, un désir de liberté, une envie de fuite mêlée à un attachement fort aux racines, la nécessité de peu pour s’accomplir et être heureux, c’est un roman généreux et bouillonnant, une très belle lecture que je vous recommande chaudement.
Laurent Gaudé est un écrivain français né en 1972. Très prolifique il a écrit des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et des scénarios. En 2003, il obtient le Goncourt des lycéens pour son roman La mort du roi Tsongor, puis en 2004, il obtient le prix Goncourt pour Le soleil des Scorta.
247 p., Éditions Actes Sud (2004), Collection Babel (2006).
Lu au Mexique comme je te l’avais dit. Un livre au style un peu trop « lisse » pour ma part, manquant de saveur et de surprises.
J’aimeAimé par 1 personne