
« Ma maman laissait les hommes se faire des idées sur elle. Moi aussi, sans doute, diraient certains. Elle avait une façon nonchalante de se mouvoir, particulièrement dégagée aux entournures, qui vous incitait à vous retourner sur son passage partout où elle allait : magasin, ruelle, routier, chemin de terre. Mémé disait que m’man pouvait dire « Salut, tout le monde ! » de façon si lascive qu’on se sentait obligé d’aller se laver les oreilles tout de suite après, pour revenir ensuite l’écouter une seconde fois. Je n’emploie jamais le mot « lascif » pour me la dépeindre de tête.
C’est juste qu’elle est très jolie et souriante, et que les hommes, en la voyant sourire, s’imaginent qu’ils ont leurs chances avec elle, à condition de faire un petit effort et de savoir la prendre par le bon côté. »
Shuggie Atkins est un adolescent solitaire et obèse. Sa mère l’appelle son « petit cœur ». Son père le traite de « gros lard » et le force à s’introduire au domicile de grands malades pour y voler les « drogues » qui leur sont prescrites. Shuggie accepte, pour l’amour de cette mère qui ne cesse de le provoquer sexuellement sans avoir l’air de s’en rendre compte. Tout cela est supportable jusqu’au jour où Jimmy Vin Pearce, un grand et bel homme, surgit dans le paysage au volant d’une magnifique T-Bird…
Dans le Missouri, un drame familial sombre et sordide, où Shug, 13 ans, va faire l’expérience assez cuisante du passage de l’enfance à l’âge adulte. C’est l’été, Shug entretient le cimetière voisin et partage ses journées entre Glenda sa mère, jeune femme sensuelle portée sur la « tisane » et Red, son « père », irascible, instable, qui le pousse à la délinquance. Violences, alcoolisme, addictions, viol, inceste, Daniel Woodrell dépeint avec presque élégance, la misère rurale dans les Monts Ozark.
Je découvre pour la première fois Daniel Woodrell, sa plume à la fois poétique, incisive et cinglante, qui m’a donnée une forte envie de me plonger dans ses autres romans. La mort du petit cœur, c’est le passage pour Shug du peu de naïveté de l’enfance qui lui restait, à l’âge adulte où toutes les règles volent en éclat et où règne la loi du plus fort. L’auteur nous emmène patiemment et avec sensibilité dans un « cocon » familial de plus en plus sombre, bouleversé par l’arrivée du « prince charmant » dans sa Thunderbird pour « sauver » Glenda de cet enfer tyrannique. Nous suivons l’histoire au travers des yeux de Shug, petit garçon grassouillet dévoué à sa mère et soumis à son père, qui s’imprègne comme une éponge de la violence ambiante. Puis nous le voyons évoluer, en espérant encore une rédemption possible pour ce gamin sensible, mais l’arrivée de Jimmy au volant de sa T-Bird va dévoiler au grand jour l’amour incestueux pour sa mère qui jusqu’ici semblait seulement fantasmé. Toute marche arrière devient alors illusoire, l’éponge se vide, et c’est un monde égoïste, antipathique et cruel qui s’impose, retracé avec habileté par Woodrell. C’est un de ces romans marquants, dont on n’oublie pas les personnages au caractère trempé, qui se lit avec plaisir et aisance grâce à un style à la fois touchant et percutant.
La plupart des romans de Daniel Woodrell se situent dans les monts Ozark, dont il est originaire.
Trois de ses romans ont été adaptés au cinéma.
222 p., Éditions Payot et Rivages 2018 (2001 pour la première édition), Collection Rivages/Noir, Titre original : The death of Sweet Mister, Traduit de l’américain par Frank Reichert, Préface de Dennis Lehane.