L’art de la joie de Goliarda Sapienza

« Gaia n’était pas folle et ne l’avait jamais été. Je commençais maintenant à connaître l’animal-homme et je savais que nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l’aise dans notre façon de penser. Ce n’était pas de la folie. Elle avait décidé de mourir en nous entraînant tous avec elle. Et avec quelle poigne elle avait décidé ! Je tremblai devant la volonté de l’autre, qui encore une fois se déchaînait sous mes yeux, mais sans plus être jetée dans le désarroi. Et puisque j’avais moi aussi une volonté qui m’était propre, ou un plan, ou une décision, comme vous voulez et qui aurait pu apparaître aux autres comme de la folie, je la ferais agir, cette folie, avec la même poigne que cette grande vieille que j’admirais. Je l’admirais, mais il fallait qu’elle meure. Comment ? Nous avions le temps. Que ce soit Beatrice ou moi, nous n’avions que dix-huit ans. Il fallait avoir de la patience et la seconder sans lui donner de soupçons. L’occasion viendrait. Pour commencer, il fallait calmer Beatrice, puis s’occuper du testament. Savoir au moins où elle l’avait mis. Ne pas le perdre de vue. »

L’Art de la joie est le roman d’une vie, celle de Modesta. Née au début du XXème siècle dans une famille miséreuse de Sicile, la jeune femme nous entraîne sur le chemin d’une liberté qui gagne irrésistiblement le lecteur.

Tout commence de manière un peu sordide et dérangeante : inceste, meurtres, séparation, un couvent terriblement austère… Puis la plume de Goliarda Sapienza nous transporte, mêlant poésie, fluidité, sensualité et finesse. Elle nous dessine une héroïne attachante, courageuse, ambitieuse, bienveillante, parfois cruelle. Ce roman prend alors la forme d’un conte un peu déroutant, entre amours, vie de château et épanouissement intellectuel. Les années passent, l’arrivée de Mussolini au pouvoir, le roman s’ancre avec force dans son temps et l’engagement politique. La douceur et l’insolence de la Sicile nous bercent, je voulais rester aux côtés de Modesta, continuer de puiser dans sa joie de vivre, dans son acuité, dans sa sensibilité. Il est presque difficile de poser des mots sur mon ressenti tant ce roman m’a transportée, L’art de la joie restera pour moi un roman majeur.

Je suis toujours impressionnée quand un auteur parvient pendant plus de 600 pages à construire une histoire dense, aux personnages approfondis, à l’intrigue prenante, documentée et inattendue, à l’écriture aussi limpide que touchante. Un récit qui me tienne en haleine pendant quelques jours, auquel j’ai envie de revenir dès qu’un peu de temps se libère, que je ne veux plus quitter et dont la séparation finale est presque douloureuse. A mes yeux, Goliarda Sapienza a su réaliser cette prouesse de la petite pépite littéraire que l’on n’aura de cesse de recommander. Pourtant certaines situations sont dérangeantes et posent de nombreuses questions. Cela étant dit, n’attendons-nous pas d’un roman qu’il nous sorte de notre zone de confort, qu’il nous bouscule, qu’il nous aide à étoffer notre réflexion ? L’histoire peut parfois être déstabilisante. Mais Modesta, l’héroïne, nous tient par la main et nous emmène au travers des épreuves, des doutes et des moments de joie avec toute son énergie, sa douceur et sa jouissance de l’instant présent. Les nombreux enfants, amants et amantes qui l’entourent sont comme de multiples facettes d’elle-même, des éléments complémentaires, qu’elle adore avec force, qu’elle aide, qu’elle réconforte, qu’elle porte parfois à bouts de bras mais sans jamais s’oublier. Et c’est cela je crois que j’admire énormément dans ce personnage, ce dont j’aimerai pouvoir m’inspirer. Goliarda Sapienza nous emmène dans un décor sicilien qui m’a beaucoup plu, je revois les châteaux, la plage, le soleil, j’ai ressenti toutes les particularités d’une vie insulaire. Les scènes érotiques sont à la fois très sensuelles, sans fioriture, pleines d’amour, d’extase et de plaisir des corps. La gestion financière et la politique s’invitent aussi avec beaucoup de pertinence. Des références à des personnes encore bien connues comme Montessori qui fait ses débuts sont très intéressantes. C’est un roman puissant, déconcertant, réjouissant dont on ne ressort pas indemne. Accrochez-vous aux premiers chapitres qui pourraient rebuter et laissez-vous porter par les aventures tumultueuses de l’imprévisible Modesta.

L’édition définitive de ce texte, devenu un classique de la littérature italienne, a été établie par Angelo Maria Pellegrino, qui fut le dernier compagnon de l’auteur et sauva ce roman culte de l’oubli.

600 p., Éditions Le Tripode (2015), Titre original : L’arte della gioia, Traduction de Nathalie Castagné.

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2 commentaires sur “L’art de la joie de Goliarda Sapienza

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  1. C’est fou, Hélène m’a offert ce beau (et énorme) livre il y a quelques années. Elle l’avait adoré! J’ai été moins transportée je pense mais je me rappelle une plume poétique et une histoire pleine de passion, de soif de liberté. Il faut le lire!

    Aimé par 1 personne

    1. Pour ma part tu l’auras compris c’est un gros coup de cœur 😉 très bon choix d’Hélène ! J’ai hâte de découvrir d’autres ouvrages de Goliarda Sapienza !

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